L’économiste Michel Nsomue a scruté, point par point, la dernière sortie médiatique de la Première Ministre Judith Suminwa qui, dans le cadre de la redevabilité, a échangé avec les médias sur les 100 jours de son Gouvernement. A l’analyse de Michel Nsomue, l’actuelle cheffe du gouvernement manque cruellement de l’innovation. Ce, tant sur la diversification de l’économie nationale que sur l’amélioration du climat des affaires ou encore la stabilisation de la monnaie nationale. Pour autant, dans cette critique incisive, Michel Nsomue croit que la Première ministre est capable de relever de grands défis auxquels le pays est confronté, si et seulement si, elle s’appuie plus sur ses armes d’économiste que sur son militantisme politique.
Voici en intégralité, la réaction de l’Economiste Michel Nsomue sur la récente sortie médiatique de la Première ministre Judith Suminwa :
J’ai franchement aimé cette interview de la Première Ministre de la RDC : sa pertinence dans les réponses, son humilité face à la presse, sa vue globale de la situation de la vie nationale, son expression facile, sa dextérité dans le contexte, …
J’ai aussi aimé la sélection des journalistes dont je connais personnellement le professionnalisme dans le domaine des interviews, principalement Alain Irung de la Radio Okapi et sa consœur Odia de la RTNC avec lesquels j’ai déjà eu, dans le passé, pas mal d’entrevues dans le cadre de leurs émissions.
Néanmoins, n’eût été la voix féminine de la Première Ministre, j’aurais cru entendre parler Adolphe Muzito ou Matata Ponyo sur l’essentiel des questions économiques. C’est là que je note l’absence cruelle de l’innovation : les mêmes propos sur la diversification de l’économie nationale, l’amélioration du climat des affaires, la stabilisation de la monnaie, la baisse du prix du carburant, les arrangements avec les syndicats des travailleurs, la spéculation des commerçants, la protection du pouvoir d’achat de la population, etc.
Mais, à la suivre de près, les réponses de Judith Tuluka me semblent plutôt être, en réalité, des questions auxquelles elle n’a pas, elle-même, de réponses à donner.
Par exemple :
Au chapitre des réalisations de son gouvernement dans les 100 jours :
Madame Tuluka s’accroche à la baisse des prix à la pompe du carburant (et, plus loin, à la stabilisation du taux de change). Le reste, ce sont des mesures prises ou à prendre pour d’hypothétiques résultats futurs. Madame semble avoir oublié qu’au tout début du mandat de l’actuel Président, la Ministre de l’économie de l’époque, Mme Acacia Bandubola, avait pris la même mesure de baisser les prix à la pompe, avec le même engagement de l’État d’apurer le manque à gagner des pétroliers distributeurs. La suite est connue, c’est-à-dire, la reprise, un peu plus tard, des mêmes prix à la hausse, sans qu’un seul bien sur le marché, ait reflété, une seule fois, la baisse tant vantée des prix du carburant.
Curieusement, la Première Ministre ne semble pas réaliser qu’elle est en train de poser la question fondamentale du prix d’équilibre du marché (et même celle de la nature de notre *marché des biens et services*). En l’occurrence, le prix de CDF 2990 à la pompe relève-t-il d’un caprice ministériel ou d’une expression concertée de l’offre et de la demande ? Du coup, vient une autre question : pourquoi les prix des autres biens ne réagissent-ils pas spontanément à cette baisse des prix du carburant ? A cette question, la réponse de la Première Ministre nous renvoie à la théorie falsifiée des délais d’attente. Cette théorie de Judith Tuluka, en rapport avec l’existence des stocks anciens, ne serait-elle valable que pour le cas de la baisse des prix du carburant et/ou de la baisse du dollar américain sur le marché des changes? Pourquoi ces mêmes opérateurs ne s’offrent-ils jamais un délai d’attente lorsqu’il s’agit d’augmenter leurs prix de vente à l’occasion de l’embardée du dollar ou de la hausse du prix du litre d’essence à la station ?
Comme ses prédécesseurs, Mme Tuluka, omettant de considérer « *la défaillance du marché, au Congo,* a plutôt l’explication ci-après.
La spéculation des commerçants véreux, C’est l’alibi naturel de chaque premier ministre lorsque les prix s’éloignent des espérances du gouvernement. Pourtant, en ce disant, Mme Tuluka esquive, tout en la soulevant, la pertinente question de savoir : Pourquoi les opérateurs économiques préfèrent-ils spéculer au lieu de « faire confiance » aux décisions du gouvernement ? En d’autres termes, pourquoi les opérateurs économiques anticipent-ils toujours l’échec, à terme, des mesures apparemment salutaires du gouvernement ? Là, également, Son Excellence Mme la Première Ministre se trompe de réponse et accuse les opérateurs économiques d’un déficit de patriotisme. Ce n’est pas une réponse économique. Elle est, peut-être, scientifique, mais, en tout cas, pas de la science économique qui ne repose que sur le principe de l’intérêt. Du reste, sauf votre respect, Madame, la spéculation, en Économie, est une vertu cardinale parce qu’elle est indissociable de la rationalité ou, plus précisément, des anticipations rationnelles. Plus encore, elle fait partie de ce qui suit : – *Le climat des affaires*.
Ça ne pouvait pas manquer aux propos d’une ancienne Ministre du Plan. Mais le problème est que ce disque rayé est comme une prière effacée que le vieux prêtre, la récitant, se croit en train de lire dans son grimoire froissé. Comment peut-on se plaindre du mauvais climat des affaires dans *une économie du sauve-qui-peut* ? Qui sait précisément à quel système économique appartient effectivement la RDC si on tient compte des caractéristiques classiques de chaque système économique ? Dans une économie dont plus de 90% de la population opèrent dans le secteur informel, y compris le gouvernement de temps en temps, quelles sont les normes d’un bon climat des affaires ? Et, s’il y en a, quelles leçons le gouvernement Suminwa a-t-il déjà tirées de l’échec de ses prédécesseurs dans ce seul domaine de l’amélioration du climat des affaires ? Parmi les mesures que ce gouvernement a déjà prises ou entend prendre, laquelle est-elle nouvelle aux oreilles des agents économiques ? De là à passer au chapitre suivant, j’ai l’impression que la politique économique prend les formes d’un jeu de saute-mouton.
De la diversification de l’économie nationale
Aux dires de la Première Ministre, c’est la dernière planche de salut. On dirait une sorte de viatique pour sauver l’économie et le pays des flammes de l’enfer. Mais que signifie, sans qui-pro-quo, la diversification d’une Économie ? Est-ce, comme j’ai cru l’entendre, le simple fait de la transformation de nos matières premières en produits finis ? Ou, encore cette assertion de « la revanche du sol sur le sous-sol »?
Si tel est le cas, alors, dans un cas comme dans l’autre, nous avons encore de longs jours à attendre. A ce sujet, la Première ministre n’a pas touché mot sur *l’absence cruelle de la Structure économique* de la RDC. Comment peut-on diversifier une Économie désintégrée, destructurée, désarticulée, …? En un mot, une « *économie noire* ». Encore que l’économie en question échappe, dans sa partie formelle et officielle, au contrôle des nationaux: le transport, les mines, les banques, la communication, … Donc une sorte d' »*Économie étrangère domiciliée au Congo* ». A la place, le gouvernement y voit plutôt ce qui suit. – *Le problème des infrastructures* (et de l’énergie). Sans Structure claire, visible, lisible et crédible, à quoi ressembleraient ces fameuses « *infra-structures* » ?
Pour faire bref, arrêtons-nous aux infrastructures routières dont la Première Ministre a parlé : *58.000 kms de routes laissées par les belges*, c’est-à-dire, *les routes coloniales*. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il s’agit des routes que le colonisateur avait tracées pour l’intérêt de la colonisation, c’est-à-dire, de la spoliation des ressources naturelles de la RDC vers la Belgique. En d’autres termes, il s’agit des routes qui répondent de la logique de l’extraversion et de la désarticulation de l’économie congolaise au profit du développement de l’Occident. Les routes d’appauvrissement de la cohésion nationale. C’est tout l’objet du Cours de Géographie des Transports enseigné à tous les étudiants de la Faculté des Sciences Économiques en RDC; cette géographie qui oriente toutes les voies de communications vers le Fleuve Congo en vue de l’acheminement de nos produits vers l’étranger. A quand les routes d’intégration nationale, des routes de communication inter-ethniques, des routes de facilitation des échanges à l’intérieur du pays ?
Du coup se pose la question de l’étendue du marché intérieur dans un espace géographique désintégré (La Première Ministre y a subtilement fait allusion). Et on comprend, en même temps, pourquoi les fonctions de demande et d’offre sont en convergence parallèle (pour paraphraser feu Laurent Cardinal Monsengo »). Et on produit ce qu’on ne consomme pas, et on consomme ce qu’on ne produit pas. Comment la diversification peut-elle tenir dans un système où l’offre et la demande se boudent ?
Dans ce contexte, comment parler de la création des emplois? Mme Tuluka en a dit quelque chose :
– *S’agissant de la création des 6 millions d’emplois en 5 ans*.
Ce qui m’a fait sursauter, c’est que, pour le gouvernement Tuluka, il est impossible que l’Etat congolais, lui-même, engage, dans ses services, sur 5 ans, 6 millions de congolais sur une population estimée autour de 120 millions d’habitants.
Pourtant, non seulement on a beaucoup déploré la pléthore des services de l’État, notamment à la Présidence de la République, mais aussi et surtout, il est de notoriété que l’Etat congolais est drôlement absent du territoire national. En clair, il est facile d’effectuer 100 kms de route, à l’intérieur du pays, sans y trouver le moindre service de l’État ! Un des prédécesseurs de Mme Tuluka, en l’occurrence Matata Ponyo, avait aligné, parmi les priorités de son programme gouvernemental, l’impératif d’assurer la présence physique et l’autorité juridique de l’Etat sur toute l’étendue du territoire national. Quand bien même ceci n’était qu’une autre des promesses politiciennes, il n’en reste pas moins que l’Etat congolais n’a pas capitalisé la Loi d’Okun (la production est une fonction positive du facteur travail).
En clair, des pays comme la France, où la technologie limite les besoins en ressources humaines, sont capables de compter jusqu’à 5 millions de fonctionnaires de l’État. A combien plus forte raison, l’État congolais, dont la présence et les services devraient s’étendre sur un territoire aussi vaste qu’un demi-continent (2.345.410 km2), en plus menacé de toutes parts par ses 9 voisins, devrait-il ressentir le besoin de compenser son déficit technologique par sa main d’oeuvre surabondamment inutilisée ? Il n’est, cependant, pas faux de reconnaître au secteur privé la place d’honneur dans l’emploi de la main d’oeuvre. Par contre, Madame la Première Ministre a omis, de compter, parmi les préalables à cet engagement privé, l’absence drastique d’un « *marché de travail* » structuré, sur lequel devraient se croiser les offres et les demandes en vue de *la détermination du « salaire d’équilibre »*. C’est, pourtant, ici le fond de la question de la protection du pouvoir d’achat de la population. Mais qu’est-ce que la PM en dit?
Au chapitre de la protection du pouvoir d’achat de la population
Sur cette question, la Première Ministre évoque la deuxième principale réalisation de son gouvernement (après la baisse des prix du carburant), à savoir : *la stabilisation de la valeur de la monnaie nationale sur le marché des changes*. Évidemment, le gouvernement congolais demeure dans le seul raisonnement des économies extraverties. C’est, peut-être, soit une obsession soit une obstination. Car, le taux de change, dans une économie normale, n’est pas un déterminant significatif du pouvoir d’achat. *C’est « la valeur externe » de la monnaie nationale*. A la limite, il y a des économies qui se battent pour maintenir leurs monnaies faibles par rapport aux monnaies étrangères. En l’occurrence, la dépréciation de la monnaie offre des avantages significatifs sur la balance commerciale. La Chine en emmerde les USA. Mais, qu’importe! Parlons du Congo.
Non, Madame la Première Ministre, souffrez que je vous le dise: le gouvernement n’a pas stabilisé la valeur (même externe) du Franc congolais. Il faut faire la part des choses entre la statique et la stabilité ; la statique ou l »immobilisation du taux de change par des forces ou décisions inertielle s’oppose à la dynamique ou la stabilisation, dans ce contexte, des mouvements du taux de change. La première (la statique) est déséconomique parce qu’elle sort l’économie de sa vocation naturelle qui est : « le mouvement ». La deuxième (la dynamique) est impossible dans le contexte d’une monnaie facultative, voire inutile, comme le Franc congolais, parce que vidée de toutes les propriétés monétaires.
Voilà pourquoi il est impossible d’arrêter la dégringolade du Franc congolais sans bloquer les salaires des agents et, même, nombre de dépenses essentielles de fonctionnement de l’Etat. Il n’est pas normal, moins encore vrai, de prétendre améliorer le pouvoir d’achat des individus lorsque ces derniers sont privés des revenus de leur travail. On ne peut pas prétendre stabiliser la monnaie nationale en privant l’Etat des moyens de son fonctionnement normal et, même, des moyens de sa souveraineté internationale. Nous sommes, par-dessus tout, un pays en guerre et un potentiel thésaurisé des ressources inexploitées !
En français facile, les mesures politiques de répression financière, en pareilles circonstances relèvent soit du cynisme politique, soit du suicide volontaire. Il va sans dire que cette question de protection du pouvoir d’achat appelle, donc, au-delà du problème crucial d’organisation du marché du travail actuellement absent en RDC, une lecture sérieuse de la conception du budget de l’Etat et de la gestion de la monnaie nationale dont se félicite le gouvernement. Je promets d’y revenir plus tard, parce que, à mon avis, par la faute des journalistes, la Première Ministre n’en a pas eu de questions pertinentes.
Qu’à cela ne tienne, cette interview de la Première Ministre de la RDC m’a donné l’occasion de découvrir du potentiel gigantesque qui gît dans cette grande dame. Je crois qu’elle est capable de relever de grands défis auxquels le pays est confronté, si et seulement si, bien entendu, elle s’appuie plus sur ses armes d’économiste que sur son militantisme politique. Je soutiens Judith Suminwa.
Michel NSOMUE, Economiste