Il est illusoire de croire qu’on puisse couvrir tout le monde avec un même drap, quand chacun, qu’il soit sous le lit ou perché dessus, tire désespérément la couverture à soi. Dans les coulisses des négociations, il n’est nullement question de fraternité ou de nobles principes, mais plutôt d’un marchandage à froid, cynique, où chaque partie cherche à maximiser ses gains, quitte à enfoncer un peu plus les autres. Malheureusement, ce théâtre d’arrangements à double fond, où les intérêts nationaux éclipsent les discours enflammés sur la paix et la coopération entre la RDC et le Rwanda, a un coût inacceptable, des millions de vies brisées, une dignité collectivement piétinée, et une population de la RDC sacrifiée à la fois directement par les armes et indirectement par les occasions manquées de moderniser une économie nationale qui aurait pu les libérer.
Si cela n’est pas clair, disons-le sans détour, un même texte, soi-disant négocié dans un cadre trilatéral avec accommodement américain, donne lieu à des lectures non seulement divergentes, mais parfois franchement contradictoires de la part de la RDC et du Rwanda. Ce qui est salué par l’un comme une percée historique vers la paix est perçue par l’autre comme une manœuvre tactique, une simple suspension stratégique dans un rapport de force toujours actif. Et derrière le baiser diplomatique ostensiblement adressé à Donald Trump que les deux régimes semblent prêts à hisser jusqu’au comité Nobel de la paix se cache une vérité plus amère ; chacun avance désormais selon sa propre grille de lecture, avec ses intérêts bien en vue et ses lignes rouges intactes.
L’accord en question pourrait bien n’être qu’un champ de mines diplomatique, semé d’ambiguïtés soigneusement calculées, où chaque mot agit comme une bombe à retardement, prête à exploser au gré des intérêts du moment. Le ton venu de Washington n’éclaire rien ; au contraire, il épaissit encore le brouillard diplomatique. Les déclarations américaines oscillent entre le vernis d’une médiation neutre et les accents d’un parrainage à peine dissimulé. Ce flou stratégique sur les véritables intentions des États-Unis et sur l’ampleur réelle de leur engagement devrait nourrir la suspicion. Ont-ils simplement distribué les cartes ou gardent-ils plusieurs atouts bien cachés dans leur manche ? Le jeu semble déjà faussé, mais pour servir quels intérêts ? C’est là toute la question.
Garant ?
Au moment où Donald Trump, flanqué de ses conseillers et cerné par une nuée de caméras, lançait un avertissement ferme à quiconque oserait saboter le nouvel accord, une vague de soulagement de la part des Tshisekedistes a traversé une partie de l’opinion congolaise. Pour un peuple trop souvent témoin d’accords signés à grand bruit puis violés dans l’impunité la plus totale, l’idée qu’une figure d’envergure mondiale puisse non seulement négocier, mais aussi menacer de sanctions concrètes les fossoyeurs de la paix, a semblé marquer un tournant.
Ce n’était pas tant la personne de Trump qui inspirait confiance, mais plutôt le désir désespéré d’une redevabilité enfin incarnée quelque part, fût-ce par un homme controversé. Les applaudissements qui ont suivi étaient moins une ovation politique qu’un cri de fatigue, un espoir brut qu’enfin, quelqu’un surveille, exige, et frappe si nécessaire.
Presque du jour au lendemain, une sorte d’hallucination collective a pris forme, celle des Navy Seals américains menottant des chefs rebelles à la lueur des drones, démantelant des réseaux d’armes dans des opérations chirurgicales façon blockbuster. Certains, à moitié sérieux, à moitié moqueurs, évoquaient déjà des commandants du M23-AFC extraits de la forêt en pleine nuit, direction La Haye ou Guantanamo. Trump, autrefois moqué pour sa diplomatie erratique, était désormais réimaginé en garant inflexible d’une paix tant attendue, en shérif d’une frontière géopolitique sans foi ni loi.
Et pourtant, derrière ce mirage se cache une réalité bien plus inquiétante.
Personne ne sait vraiment quels mécanismes, s’il y en a, ont été convenus pour faire respecter l’accord, ni si les menaces de Trump s’accompagnent d’une réelle capacité opérationnelle. Le gouvernement congolais, soucieux de paraître renforcé par ricochet, cultive-lui aussi le flou artistique. Il se contente d’entretenir l’illusion d’un adossement stratégique solide, sans jamais clarifier la nature ni l’ampleur concrète de l’engagement américain. Un accord dont le fond semble plus inspiré par les projecteurs que par une volonté de paix durable.Bottom of Form
Médiateur ?
Après un bref moment de flottement, presque de panique, où l’on aurait cru que l’épée de Damoclès américaine allait s’abattre sans préavis, le M23-AFC, tout comme Joseph Kabila, semble avoir retrouvé sa boussole politique. Non pas forcément pour contre-attaquer, mais pour resserrer les rangs, durcir le ton et marquer son territoire. Les postures se radicalisent, le langage se militarise, et peu à peu, le champ de bataille reprend sa fonction première, non seulement un terrain stratégique, mais aussi un espace de revendication identitaire. À mesure que la poussière diplomatique retombe, le vernis de la médiation s’écaille et chacun revient à son jeu préféré : celui de la survie politique par tous les moyens.
À Kinshasa, la machine à propagande s’est remise en marche, crachant une nouvelle campagne de « rassurance » qui, comme souvent, ne rassure absolument personne. Au lieu de mobiliser les institutions pour transformer l’économie nationale en une véritable économie de guerre, capable de soutenir l’effort collectif et de renforcer la résilience du pays, on assiste à une scène presque burlesque entre le ministre de l’Industrie lui-même engage une querelle virtuelle sur TikTok avec son homologue rwandais des Affaires étrangères.
Spectacle pitoyable d’un État qui semble confondre diplomatie de crise et clashs numériques. Pendant que les populations de l’Est survivent dans l’angoisse, le pouvoir central préfère les likes et les buzz aux leviers concrets de souveraineté.
Verdict ?
Les États-Unis auraient pu, d’un simple geste, permettre au Conseil de sécurité d’adopter la demande de sanction formulée par la République Démocratique du Congo à l’encontre du Rwanda. Ils ne l’ont pas fait. Pire encore, aucune gronderie, aucune sanction contre Kigali, malgré une implication aujourd’hui largement documentée de ses forces dans le chaos sanglant qui ravage l’Est du Congo. À la place, c’est un ballet diplomatique glacial qui se joue en un enchaînement de gestes feutrés, de silences calculés et de justifications qui, parfois, flirtent dangereusement avec le cynisme.
Le tout, bien sûr, au nom d’un soi-disant équilibre régional ou d’intérêts stratégiques plus vastes, où l’économie nationale et les vies congolaises semblent peser bien peu. Et voilà que Washington pousse désormais Kinshasa à négocier directement avec les rebelles du M23-AFC, à Doha. On peut dire que c’est comme si l’agressé devait, au nom d’une paix fabriquée, serrer la main de son tortionnaire sous le regard bienveillant, mais manifestement partial d’un arbitre vêtu de complicité complexe.
Certains Congolais déplorent que ce n’est pas une paix fondée sur la justice ou la vérité, mais une paix de convenance, dictée par des intérêts géostratégiques étrangers. Un cessez-le-feu imposé qui n’efface ni les crimes commis, ni les humiliations subies, et encore moins les causes profondes du conflit. Dans ce rôle, les États-Unis ne ressemblent en rien à des médiateurs honnêtes. Ils apparaissent plutôt comme des arbitres biaisés, imposant des règles floues dans une partie où les dés semblent depuis longtemps pipés, au profit de ceux qui tiennent les bonnes cartes, et non de ceux qui enterrent leurs morts. Mais le tableau n’est pas si simple que cela.
Dès lors qu’un pays n’a pas d’amis, seulement des intérêts, pourquoi les Congolais peinent souvent à intégrer cette vérité dans leur diagnostique ? Avons-nous, côté congolais, su formuler les bons arguments pour arrimer ces intérêts étrangers à notre cause ? Avons-nous su parler la langue de ceux qui décident ? Parlerons-nous un jour de pain au lieu de paix ? Déjà que le Rwanda ne réclame pas seulement le pain, mais la boulangerie toute entière. Avons-nous choisi les bons visages, les bonnes figures, les bons messagers pour porter notre souffrance, notre droit, notre légitimité ? Avons-nous aligné des délégués quand il aurait fallu envoyer des experts ? L’image compte. L’émetteur du message compte parfois plus que le message lui-même. Et dans cette guerre où l’influence pèse autant que les armes, il se pourrait que nous soyons, une fois de plus, en train de perdre la manche diplomatique, non pas par manque de vérité, mais par absence d’orchestre et de chanson.
Bref, tout traité, aussi bien intentionné soit-il sur le papier, finit toujours par servir en priorité celui qui sait en maîtriser les subtilités, avec finesse, patience, et un sens aigu du calcul. Ce n’est jamais le texte brut qui compte, mais ce que l’on parvient à en extraire, à détourner, à réinterpréter en fonction de ses propres objectifs. Autrement dit, le diable se cache toujours dans les détails. Dans l’arène, pendant que Kigali parle investissements, leviers économiques, influence, Kinshasa, elle, quémande la fin des gifles, dans ce genre de duel c’est le plus rusé, les mieux préparé ou le plus méthodique qui en sortira gagnant. Ce n’est pas la vérité qui triomphe, ni pas la souffrance qui émeut, mais la capacité à en faire un levier.
Jo M. Sekimonyo
Économiste politique, théoricien, militant des droits des humains et écrivain