Jo M. Sekimonyo Jo M. Sekimonyo

À entendre les éléments clés de sa démonstration de force lors du briefing, on percevait qu’il ne s’agissait pas simplement d’une chorégraphie en « bon français congolais » entre un perroquet récitant son texte et des journalistes davantage soucieux de complaire pour espérer glisser dans leurs poches quelques billets de plus que ce que tout le monde reçoit. Certes, comme les autres, elle avait reçu les questions à l’avance, et Muyaya, en stratège aguerri, avait depuis neutralisé les fauteurs de trouble, notamment Peter Tiani, passé maître dans l’art de modifier ses questions à la dernière minute pour perturber le spectacle. Pourtant, derrière la mise en scène, on devinait que Raïssa Malu avait pris le temps de lire nos hurlements cérébraux, d’en comprendre l’essence et d’intégrer quelques épices dans ses nouveaux scripts, ce qui, dans le contexte actuel, constitue une rare exception politique. Dans un environnement où la critique se confond trop souvent avec une attaque personnelle, il est inhabituel de voir une ministre distinguer l’idée de l’ego ou la stratégie du conflit. Et c’est là que réside le véritable piège. En remixant certains beats, Raïssa Malu s’est engagée dans une exigence de cohérence et d’efficacité. Ce pas franchi est un signe encourageant, mais il porte en lui le poids d’un pari risqué.

Gouverner ne devrait pas se réduire à multiplier les slogans ou à mettre en scène des promesses, mais exiger une confrontation permanente avec les idées qui émergent de la société civile, des chercheurs et des experts. Reconnaître la valeur d’un débat intellectuel et l’utiliser comme levier d’action est un geste assez rare pour mériter d’être souligné. Dans un pays où les appétits primitifs de se rouler dans l’illusion de l’opulence, de paraître être important, a longtemps étouffé la réforme, une telle ouverture d’esprit pourrait bien faire toute la différence. On ne peut s’empêcher d’imaginer ce qui se passerait si le président et l’ensemble du Conseil des ministres adoptaient la même attitude d’ouverture. Si, au lieu de reléguer nos analyses au rang de prétendues élucubrations d’intellectuels ou de les examiner en catimini, ils prenaient la peine de passer en revue attentivement ces articulations de problèmes et de solutions, point par point, et d’en débattre collectivement pour orienter l’action publique, le pays aurait déjà amorcé un véritable changement de trajectoire, au bénéfice des Congolais.

J’avais déjà expliqué dans ma précédente tribune le pourquoi et le comment en proposant de revoir les programmes afin de les aligner sur les besoins réels du XXIᵉ siècle. Cependant, j’avais laissé de côté certaines propositions essentielles, volontairement ou non, dans ma précédente tribune. Comme Raïssa Malu semble vouloir poursuivre cette démarche d’ouverture intellectuelle et ose franchir ce pas, je vais prendre la peine d’articuler davantage les prémices d’une véritable révolution silencieuse dans la gouvernance éducative.

Pépite d’or

Il devient évident que pour moderniser en profondeur notre système éducatif et en faire un véritable levier d’égalité sociale, nous devons cesser de considérer l’éducation comme un privilège réservé à une élite urbaine. L’intégration des technologies et de l’intelligence artificielle dans les écoles ne doit pas être envisagée comme un gadget, mais comme un outil stratégique capable de réduire les fractures sociales entre riches et pauvres, entre villes et campagnes, entre privilégiés et oubliés. Cette transformation ne peut aboutir que si l’accès est pensé comme un droit universel et équitable. Pour concrétiser cette vision, il faut résoudre l’enjeu central qui demeure celui du coût de l’outil de l’accessibilité.
Les approches improvisées et superficielles, qui se limitent bien souvent à l’achat d’équipements hors de prix pour quelques écoles pilotes, ou créer des centres, ne font qu’alimenter la communication gouvernementale sans s’attaquer aux problèmes structurels.

Le véritable enjeu consiste à concevoir des solutions de masse réellement adaptées aux réalités congolaises, avec des outils que les Congolais peuvent se permettre d’acheter et de posséder, plutôt que de les contraindre à se frayer un chemin dans un trafic saturé ou à marcher des kilomètres sur des sentiers perdus pour rejoindre un centre, avec en prime le risque d’être déçus à l’arrivée parce qu’une simple panne d’électricité rendrait tout le dispositif inutilisable. Cette démarche exige une immersion directe dans les écosystèmes où s’inventent les ruptures technologiques. J’en ai fait l’expérience lors d’une visite à Shenzhen, en Chine, où il est possible de concevoir et de produire des tablettes éducatives pour moins de vingt dollars l’unité. C’est aux experts techniques de faire ce travail de terrain et d’exploration, comme je l’ai fait, et non au ministre d’organiser des délégations coûteuses et inutiles.

Le cœur de cette stratégie réside dans la conception d’outils éducatifs ciblés. Ces tablettes ne doivent pas devenir des ordinateurs polyvalents, mais des dispositifs optimisés et volontairement limités à la lecture, à la consultation de ressources pédagogiques et à la navigation sur des plateformes éducatives approuvées. Cette contrainte fonctionnelle permet de maintenir un prix extrêmement bas tout en garantissant un usage exclusivement scolaire. Pour maximiser l’impact et renforcer la souveraineté technologique, ces tablettes devraient être assemblées en RDC dans le cadre d’un véritable transfert de technologie. Une telle démarche créerait des emplois locaux, développerait un savoir-faire industriel et ancrerait la valeur ajoutée dans l’économie nationale, tout en donnant aux Congolais les moyens de concevoir, produire et entretenir leurs propres outils éducatifs.

Imaginez un Congo où chaque enfant, qu’il vive à Kinshasa, à Jomba, à Lisala ou dans le Kasaï profond, bénéficie d’un accès égal aux mêmes contenus éducatifs et aux mêmes outils d’apprentissage. Voilà le véritable sens d’une révolution éducative silencieuse, une transformation qui mise sur la technologie non pour creuser davantage les inégalités mais pour les abolir et offrir enfin à chaque Congolais, où qu’il se trouve, les mêmes chances d’apprendre, de comprendre, d’innover et de bâtir l’avenir.

Fragmenter l’éducation, c’est condamner l’avenir

L’organisation actuelle du système éducatif congolais reste déconcertante. La coexistence d’un ministère de l’Éducation nationale, d’un ministère de l’Enseignement supérieur, d’un autre dédié à la formation professionnelle et d’un quatrième consacré à la recherche scientifique révèle une fragmentation institutionnelle qui nourrit les redondances, les conflits de compétences et affaiblit l’efficacité stratégique. Concernant la réforme de l’enseignement supérieur, j’avais déjà interpellé Mohindo Nzangi dans une lettre ouverte lorsqu’il dirigeait ce ministère. Mon analyse et mes propositions ont malheureusement été ignorées, preuve qu’il s’est comporté avant tout en politicien soucieux de sa position plutôt qu’en réformateur visionnaire.

Plutôt que de fermer des universités ou de restreindre les instituts supérieurs sous prétexte de mauvaise qualité, le ministère de l’Enseignement supérieur pourrait assumer un rôle structurant en mettant en place un système national de classement. Les établissements seraient évalués et regroupés en catégories allant de A à E selon des critères objectifs et transparents.

Les universités classées en « A » correspondraient à celles qui figurent dans le top 100 africain avec un rayonnement académique et scientifique confirmé, tandis que la catégorie « E » regrouperait celles qui accusent un retard significatif. Ce classement s’appuierait sur une batterie d’indicateurs précis tels que le nombre et la qualité des publications dans les meilleures revues scientifiques, les citations dans les bases internationales, le ratio enseignants/étudiants, la proportion d’étudiants internationaux, le niveau de financement de la recherche, le montant des subventions obtenues par chercheur principal, les partenariats avec le secteur industriel et l’impact sociétal des projets développés. Il intégrerait également un critère fondamental trop souvent négligé en RDC, à savoir le pourcentage d’étudiants diplômés qui trouvent un emploi ou créent leur propre entreprise dans les six mois suivant l’obtention de leur diplôme.

Moderniser le système éducatif et le rendre compétitif à l’échelle internationale implique de repenser la question du financement. Il est illusoire d’espérer transformer nos universités sans transformer simultanément l’économie qui les soutient. La RDC pourrait revoir son code minier et son code fiscal afin d’inciter les entreprises, en particulier les exploitants de ressources naturelles, à investir directement dans l’éducation. Un mécanisme fiscal innovant pourrait permettre aux sociétés minières de financer des bourses, des subventions de recherche ou des projets d’infrastructures universitaires en échange d’exonérations fiscales partielles ou de crédits d’impôt. Ce schéma devrait également s’étendre aux entreprises locales et internationales afin qu’elles bénéficient de crédits d’impôt ou d’avantages fiscaux lorsqu’elles proposent des stages, des programmes de mentorat ou qu’elles embauchent des étudiants fraîchement diplômés.

Une telle approche favoriserait une meilleure insertion professionnelle des jeunes, réduirait le chômage des diplômés et renforcerait le lien entre les universités et le secteur productif. Ce modèle créerait ainsi un cercle vertueux où l’exploitation des richesses nationales soutiendrait directement le développement du capital humain, tout en alignant la formation académique sur les besoins réels du marché du travail.

Lorsque le financement et la qualité sont intimement liés, une telle méthodologie ne se limite pas à révéler la véritable valeur des établissements, elle devient un moteur de transformation structurelle. En rendant la performance visible et en s’appuyant sur des mécanismes locaux de financement, des incitations fiscales, des partenariats stratégiques avec le secteur privé et un système de bourses et de subventions permettant aux étudiants de choisir librement l’établissement qu’ils souhaitent intégrer, elle stimule une saine concurrence où chaque université est poussée à se dépasser, à moderniser ses infrastructures, à renforcer ses équipes pédagogiques, à investir dans la recherche et à concevoir des programmes en phase avec les réalités économiques, technologiques et environnementales.

Ce changement de paradigme place l’étudiant au centre du système, non plus comme un simple bénéficiaire, mais comme un véritable client intellectuel qui exige des standards élevés et des résultats concrets. La RDC pourrait ainsi bâtir un système éducatif solide, équitable et durable, capable de réduire sa dépendance aux financements étrangers et de préparer efficacement les générations futures aux défis d’un monde en mutation rapide, tout en transformant le pays d’un consommateur de savoirs en producteur d’idées, d’innovation et de compétences stratégiques.

Son excellence ?

L’urgence ne nous laisse plus le luxe de bricoler à la marge ou d’empiler des réformes superficielles pour sauver les apparences. L’école congolaise doit être repensée dans sa finalité même. Elle ne peut plus se contenter de produire des diplômes sans valeur réelle ni de préparer des générations entières à l’exil ou à l’oisiveté. Elle doit devenir un levier de souveraineté intellectuelle, économique et technologique, un espace où se forgent les idées, l’innovation et les compétences stratégiques nécessaires à notre avenir collectif. Un tel projet dépasse largement le cadre d’un ministère et appelle à une refonte complète du contrat social. Tant que nos dirigeants refuseront d’adopter l’humilité nécessaire pour se concevoir d’abord comme des serviteurs de la nation, leurs réformes continueront de flotter à la surface, oscillant entre improvisation et communication politique sans jamais transformer le réel. Attendre que le salut vienne d’eux serait une erreur.

Une société ne change pas lorsque le pouvoir décrète le changement, elle change lorsque les citoyens imposent l’exigence d’un État au service du bien commun. C’est le devoir de chacun de tracer la ligne de conduite, d’exiger des résultats concrets, de refuser que les promesses restent des slogans et d’entretenir une pression constante pour que les politiques publiques servent enfin l’intérêt général. Cette vigilance collective reste l’arme la plus puissante. Le rôle du peuple n’est pas de suivre, mais de contraindre le pouvoir à agir pour le bien de tous. Sans cette exigence permanente, aucune réforme profonde ne peut tenir. Le véritable défi, pour le développement économique et la transformation sociale, réside dans la prise de conscience que nous aussi, nous sommes humains, au lieu de croire qu’il nous faut apprendre à le devenir ou, pire encore, d’accepter l’idée que seuls certains d’entre nous le seraient.

Quant à moi, beaucoup se demandent si je mettrai réellement en œuvre ce que j’ai écrit dans mes tribunes ou si ma voix, qui dérange certaines consciences, aurait plus de poids ou la même audace si j’étais aux affaires. La question est légitime, mais elle oublie une réalité fondamentale. On ne devrait pas s’imaginer être appelé à servir lorsque le sélectionneur national et toute son équipe technique savent pertinemment que les motivations et la vision ne sont pas alignées avec les leurs. Mais l’exemple récent avec la ministre de l’Éducation en est la preuve qu’il est possible de contribuer et d’influencer sans être sur le terrain, sans occuper de poste, sans attendre de chèques ni de reconnaissance politique. Ma main « noire » et mes empreintes se trouvent déjà dans la partie de vos têtes et des secteurs où peu l’imaginent. Hélas, trop souvent, j’ai mis mes idées, mes concepts et mes projets au service d’individus et de régimes qui les ont ensuite utilisés pour détourner les fonds destinés à leur mise en œuvre. Je ne nierai toutefois pas que je peux m’offrir ce luxe, car je gagne ma vie en tant que marchand de solutions globales et serviteur des curiosités d’autrui dans les économies les plus avancées.

Il suffit de demander à Google, jeter un coup d’œil sur les albums photos sur ma page de Facebook, d’examiner mes travaux sur la théorie de la valeur du travail, mon recadrage du concept de préférence, mon analyse de l’indifférence et mes autres contributions en économie comportementale pour comprendre que mon appétit et ma démarche s’inscrivent dans l’ambition d’un prix Nobel d’économie, devenir le deuxième Noir et le premier Africain à l’obtenir, et non dans la quête d’une récompense de circonstance ou d’un simple Prado. (Rire et pleure)

Toutefois, je suis Congolais. Pour infléchir la trajectoire de la nation et redéfinir notre quête collective, je me suis présenté à la présidentielle de 2023, mais j’ai été bloqué. Le système a verrouillé les portes, je ne le nie pas. Inutile pourtant de verser des larmes. Peu importe. L’échéance de 2028 approche et, d’ici là, c’est sur mes idées, ma vision du rôle de l’État, le contenu de ma proposition de nouvelle Constitution et mon menu pour mettre fin à plus d’un siècle d’humiliation sociale et économique qu’il faut avoir l’appétit de me défier.

Ce qu’il faut retenir avant tout, c’est que le rôle d’un intellectuel n’est pas d’exécuter chaque solution mais d’ouvrir des perspectives, de tracer des chemins et de fournir les outils indispensables pour corriger les maux de la société. Lorsqu’on comprend les véritables motivations de ceux qui occupent l’exécutif, le danger apparaît clairement. Reprendre des idées sans en saisir la logique profonde condamne les réformes structurelles à n’être que des slogans séduisants, dépourvus de substance et voués à l’échec. Cette réalité, souvent invisible pour la majorité, rend parfois difficile l’envie de partager des solutions. Pourtant, malgré les détournements, les récupérations et les trahisons, des voix comme la mienne continuent de mettre les idées sur la table, qui narguent vos consciences. Cesser de raisonner et de proposer des solutions reviendrait à cautionner l’immobilisme, et l’immobilisme, dans un pays comme le nôtre, est la plus grande des trahisons.

Jo M. Sekimonyo

Économiste politique, théoricien, militant des droits humains et écrivain. Actuellement chancelier de l’Université Lumumba.

By amedee

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