L’insécurité alimentaire n’est pas une menace abstraite mais une réalité qui maintient la nation au bord de la famine. On estime qu’environ 28 millions de Congolais, soit près d’un quart de la population, vivent en situation d’insécurité alimentaire aiguë. Le nombre d’enfants souffrant de malnutrition aiguë était déjà très élevé dans des zones comme Masisi avant son occupation partielle par le M23-AFC-RDF, et la même situation alarmante touche de nombreuses provinces à travers le pays. La capitale Kinshasa n’est pas épargnée. L’enjeu ne réside pas dans la capacité de mesurer l’ampleur ou la rapidité des humiliations qu’endurent au quotidien dans les foyers congolais.
Jusqu’à présent, les stratégies d’un gouvernement après un autre mises en avant pour combattre la faim ont consisté à combler les manques par l’importation massive de denrées de base ou à encourager des programmes agricoles liés aux capitaux et caprices extérieurs. D’un côté, ils affaiblissent encore davantage la souveraineté alimentaire en rendant la survie nationale tributaire des fluctuations des pitiés international. De l’autre, ils étouffent l’économie congolaise en drainant des devises déjà rares, ce qui accentue la vulnérabilité monétaire du pays. Pire encore, les réponses institutionnelles et politiques, loin d’apporter des solutions durables, ont souvent généré de nouvelles dépendances et creusé des fragilités structurelles, au lieu de restaurer la dignité sociale et économique des individus et des familles.
Si l’obsession de Matata Ponyo à se faire passer tout le temps pour un génie n’avait pas pris le pas sur l’action qui avait bloqué la restitution de l’affaire dans sa vérité complète plutôt que de la transformer en une affaire purement politique au détriment de l’approche technique, le fiasco de Bukanga-Lonzo aurait pu servir de cas d’école pour illustrer les dérives d’une politique qui s’acharne, coûte que coûte, à remplir l’estomac du Congolais. Reste que se nourrir n’est pas seulement une question de quantité, c’est aussi une question de qualité et de résilience économique. Cela implique de repenser nos aspirations et procédés et de placer l’alimentation dans une logique de sécurité nationale et de dignité collective.
Il faut connaître l’histoire avant de la réécrire
Le commerce triangulaire puis la colonisation n’ont pas seulement pillé des vies et des richesses, elles ont profondément remodelé nos assiettes. Des cultures originaires d’Amérique, comme le maïs, la tomate, le manioc, la patate douce ou l’arachide, riches en amidon et pauvres en protéines, furent introduites non pas parce qu’elles nourrissaient bien, mais parce qu’elles se cultivaient facilement, résistaient aux sols et coûtaient peu. Pour les colons, elles représentaient le carburant parfait afin de nourrir la masse exploitée dans les mines et les plantations. Les haricots locales, précieuses sources de protéines, exigeaient plus de temps de cuisson et furent remplacés par des variétés importées moins nutritives mais plus rapides à préparer. Le résultat fut un régime centré sur l’énergie immédiate et non sur une nutrition durable, transformant l’alimentation en simple carburant de survie.
En RDC cette histoire se lit encore dans les menus quotidiens. Au Kasaï et au Katanga le kakonto et l’ugali occupent la place centrale de chaque repas, tandis que dans la région de l’ancien royaume du Kongo la chikwangue règne toujours en maître. Ces féculents, introduits et promus dans un espace selon des logiques d’exploitation coloniale, ont standardisé l’alimentation locale et écrasé la biodiversité culinaire territoriale. Le plus troublant est que cette imposition s’est institutionnalisée en marque identitaire ; les Congolais, même loin de leurs terroirs, s’investissent dans la préservation de ces habitudes comme si elles allaient de soi, transformant une contrainte coloniale en signe de fierté.
Ce bouleversement culturel a été profondément insidieux. Convaincus de leur supériorité, les colonisateurs ont imposé l’idée que « être civilisé » revenait à adopter les usages européens, instillant la honte à l’égard des pratiques alimentaires locales et substituant aux rythmes saisonniers et communautaires l’horloge industrielle des trois repas pris à heures fixes, petit déjeuner, déjeuner et souper. Les écoles, les administrations, les missions et les entreprises ont normalisé ces usages, transformant des modèles imposés en signe de respectabilité sociale. Plus d’un siècle après l’indépendance, cette injonction demeure intériorisée et pousse même des ménages modestes à sacrifier des coutumes nutritives pour afficher une conformité sociale, parfois au prix de privations. L’alimentation s’est ainsi muée en terrain de domination symbolique qui a dévalorisé les savoirs culinaires autochtones, effacé des pratiques plus résilientes et converti une contrainte coloniale en norme culturelle ancrée.
Un lent suicide collectif
La tragédie est que de nombreux Congolais s’empoisonnent à leur insu en consommant du poisson et de la viande congelés importés, saturés de formol ou d’autres conservateurs bannis dans les pays d’origine. On trouve aussi sur les marchés des poissons fumés ou des carcasses traités au formol pour masquer l’odeur de putréfaction, des poulets recongelés plusieurs fois puis bradés à bas prix, ou encore des produits réemballés dont la date d’expiration a disparu. Loin d’être une rumeur, ces pratiques sont devenues un phénomène répandu dans les circuits informels où le contrôle sanitaire est presque inexistant et où la recherche du profit passe avant la protection de la vie.
Les conséquences sanitaires de ces pratiques sont effroyables. Le formol et d’autres substances chimiques utilisées pour conserver ou maquiller la décomposition sont de véritables poisons. À l’état pur, leur ingestion provoque vomissements, douleurs abdominales et brûlures digestives. Mais lorsqu’ils sont introduits en petites doses qui n’affichent pas de symptômes immédiats, le danger devient plus insidieux encore. L’exposition répétée fragilise les reins et le foie, altère la fertilité, ralentit le développement des enfants et ouvre la voie aux cancers. Se nourrir de ces produits bradés n’est pas un acte de survie mais l’ingestion quotidienne d’un poison lent qui mine silencieusement la santé publique et condamne l’avenir d’une génération entière.
Ce fléau n’est pas uniquement l’enfant de la pauvreté, il révèle surtout un système économique perverti. Faute de moyens et, plus encore, de volonté politique, les contrôles aux frontières et sur les marchés sont inexistants, laissant passer chargement après chargement des denrées douteuses. Importateurs nationaux et étrangers exploitent ce vide pour inonder le pays de produits toxiques, abondants et bon marché, au point de tirer constamment vers le bas la qualité de l’ensemble des produits, y compris ceux fabriqués localement. C’est une économie de résignation où la souveraineté alimentaire est sacrifiée et où la vie des Congolais vaut moins que les marges engrangées par quelques intermédiaires. Cette folie n’est malheureusement qu’un symptôme parmi d’autres d’une politique économique primitive.
L’épine
Lors de l’occupation de Goma, il fut frappant de voir la panique collective se cristalliser autour de l’idée que l’approvisionnement en pommes de terre et en saucisses vers Kinshasa serait interrompu, comme si l’absence de ces produits condamnait les « Kivutiens » à la famine. Cette réaction montre à quel point notre imaginaire alimentaire s’est enfermé dans des denrées qui ne sont pas nôtres, jusqu’à oublier que l’être humain est omnivore et qu’il existe mille alternatives locales. Plus troublant encore, la pomme de terre appartient au patrimoine agricole colonial de cette région, tout comme le café, ce qui démontre à quel point une dépendance héritée de la colonisation a été transformée en nécessité perçue.
Ce qu’il fallait retenir de cet épisode, tout comme de la récente panique au Kasaï provoquée par la rareté du maïs sur le marché local, c’est que la RDC reste un territoire enclavé, prisonnier d’infrastructures quasi inexistantes qui empêchent de relier efficacement ses bassins agricoles à ses centres urbains. Cette absence de routes praticables, de chemins de fer fonctionnels et de réseaux de stockage modernes transforme un pays aux terres parmi les plus fertiles d’Afrique en une économie incapable d’assurer à sa propre population un approvisionnement stable. Le drame est que cette situation n’est pas nouvelle mais directement héritée de la colonisation, qui avait construit des routes et des rails non pas pour nourrir les Congolais mais pour extraire les minerais et exporter les matières premières, laissant derrière elle un système de transport conçu pour le pillage et non pour le développement.
Plus troublant encore, les priorités de l’État congolais semblent aujourd’hui rester alignées sur cette logique coloniale, les rares investissements continuant de privilégier les corridors miniers et les axes d’exportation au détriment des infrastructures agricoles et de la sécurité alimentaire. Ainsi, les récoltes abondantes de certaines régions pourrissent faute de circuits de distribution, tandis que les grandes villes étouffent sous l’inflation alimentaire et se tournent vers les importations, renforçant une dépendance structurelle qui n’a rien de naturel mais tout d’un échec politique et institutionnel prolongé.
La triche
Une tomate cultivée en RDC coûte plus cher et se conserve moins bien qu’une tomate importée. Ce n’est pas parce que notre agriculture serait incapable ou inférieure, mais parce que le terrain est faussé dès le départ. Les producteurs des pays riches bénéficient d’un dopage institutionnel massif. Aux États-Unis, environ 40 milliards de dollars sont injectés chaque année pour soutenir les agriculteurs. En Chine, le gouvernement central a consacré en 2022 près de 6,14 milliards de dollars uniquement pour amortir la hausse des coûts de production des céréales, et le soutien global dépasse largement ce chiffre. Quant à l’Union européenne, elle a mis sur la table 387 milliards d’euros pour la Politique Agricole Commune sur la période 2021-2027. Face à ces mastodontes, le Congo, privé de tout appui comparable, se retrouve livré aux excédents étrangers, envahi de produits artificiellement bon marché qui étranglent ses filières locales et étouffent toute perspective de souveraineté alimentaire.
Ce n’est pas un hasard si les agricultures américaine, chinoise ou européenne restent dominants. Elles sont protégées, subventionnées et organisées pour écouler leurs surplus, y compris sur les marchés africains. Le Congo, sans stratégie agricole cohérente, devient un dépotoir pour ces excédents, incapable de rivaliser sur son propre sol. Ce dumping permanent n’est pas du commerce, c’est une distorsion volontaire qui condamne nos producteurs et enfonce le pays dans une dépendance économique structurelle.
Il faut arracher le voile de l’hypocrisie. Ce système n’a rien d’un échange équilibré, il s’agit d’une agression économique qui prolonge la logique coloniale sous une forme moderne. Les fouets coloniaux se sont mués en traités de libre-échange, et les armes ne tirent plus de balles mais se déversent en cargaisons de denrées subventionnées qui saturent nos marchés et étranglent nos producteurs. Le plus amer est que ces victoires étrangères reposent sur la complaisance de nos propres gouvernements et sur des appétits coloniaux que nous n’avons jamais véritablement reniés ni eu le courage de défier.
Le casse-tête
L’immense capital biologique a été dilué par la colonisation et notre patrimoine nutritionnel s’en est trouvé appauvri. Comment renverser cette trajectoire dans un pays où l’on s’enivre de faux champagnes et liqueurs, où un drapeau évoque trop souvent l’ère coloniale et où les usines de sodas sont glorifiées au détriment des producteurs de jus locaux ? le paradoxe est poignant au regard de nombreuses cultures africaines naguère méprisées renaissent ailleurs à des prix exorbitants. Le fonio est honoré comme une céréale rare, l’amarante vantée pour sa richesse nutritive, le sésame intégré aux régimes équilibrés, le moringa promu comme plante miracle. Ces mêmes aliments, longtemps regardés chez nous comme primitifs ou secondaires, sont désormais hissés au rang de superaliments dans les rayons occidentaux.
Réhabiliter ces cultures revient à reprendre possession d’un savoir qui ne devrait jamais avoir été abandonnés. Mais aussi, redonner leur place aux cultures autochtones ne signifie pas céder à une nostalgie du passé. C’est une des étapes pour reconstruire un régime alimentaire sain, indépendant et adapté à notre environnement. Cependant, il ne doit pas s’agir de bannir tout ce qui est venu d’ailleurs ni de sacraliser ce qui est indigène.
Le défi du XXIᵉ siècle consiste à produire davantage avec une main-d’œuvre réduite. Dans les économies modernes, moins de 6 % de la population active travaille dans l’agriculture, ce qui témoigne d’une capacité à nourrir des millions de personnes grâce à la mécanisation, à l’innovation et à l’organisation. Malgré cela, la Chine, avec son immense secteur rural, est le premier importateur alimentaire mondial avec près de 140 milliards de dollars en 2023, et a exporté environ 98 milliards en 2022. Les États-Unis, eux aussi, importent massivement avec une prévision de 212 milliards pour 2025, tout en exportant environ 76 milliards la même année. Ces chiffres montrent que même les géants agricoles ne sont pas autosuffisants mais qu’ils savent choisir ce qu’ils importent et ce qu’ils exportent afin de renforcer leur propre économie. Et donc, de confondre souveraineté alimentaire et autarcie serait une erreur fatale pour la RDC.
Réécrire notre menu national doit se faire avec discernement, non pas se préoccuper à remplir les ventres mais mobiliser les têtes pour les têtes, stimuler la créativité dans nos solutions et intégrer les approches du monde moderne pour produire beaucoup et mieux avec moins, tricher, sélectionner et contrôler ce qu’il est réellement sain de laisser entrer, tout en valorisant notre patrimoine alimentaire. C’est à ce prix que la RDC pourra vaincre la famine et bâtir une sécurité alimentaire qui ne soit plus une question de survie mais une affirmation de puissance et de dignité.
Jo M. Sekimonyo
Économiste politique, théoricien, militant des droits humains, écrivain et chancelier de l’Université Lumumba.