À 95 ans, Noam Chomsky (photo), figure incontournable de la pensée contemporaine, linguiste révolutionnaire, philosophe rigoureux et critique politique implacable, a perdu une grande partie de sa capacité à parler et à écrire. Ce constat a quelque chose de bouleversant : l’homme qui a bâti toute son influence sur le pouvoir des mots se trouve aujourd’hui privé de ce souffle qui l’a porté durant des décennies.

Le présenter seulement comme un orateur ou un écrivain ne suffit pas, puisque sa véritable contribution réside dans la construction d’un regard critique capable d’interroger le monde, de remettre en cause les représentations dominantes et de remonter, avec rigueur et constance, jusqu’aux structures invisibles qui conditionnent nos sociétés.

Dans les années 1960, Chomsky s’attaque à l’autorité en ciblant la guerre du Vietnam comme champ de bataille intellectuel. Ses analyses dépassent la morale pour mettre au jour un système cimenté par les intérêts économiques, politiques et militaires. Derrière chaque déclaration officielle, il dévoile la mécanique cachée de la domination. Avec Manufacturing Consent (La Fabrication du consentement, en collaboration avec Edward S. Herman), il révèle que les médias ne rapportent pas simplement des faits mais qu’ils les filtrent, les orientent et les déforment, donnant l’impression d’un débat libre alors que ses limites sont étroitement définies.

À la différence de nombreuses figures intellectuelles, Chomsky n’a jamais recherché un culte autour de sa personne ni une obéissance aveugle. Il rappelait constamment que la pensée critique ne pouvait exister que si elle restait indépendante, et il insistait en substance sur l’importance de ne pas le croire sur parole mais de vérifier, de questionner et de confronter.

Sa célèbre mise en garde reste gravée : « Le moyen le plus intelligent de garder les gens passifs et obéissants est de limiter strictement l’éventail des opinions acceptables, tout en permettant un débat animé à l’intérieur de cet éventail. »

Cette phrase n’était pas une provocation gratuite, elle offrait un outil d’analyse capable d’éclairer la politique des États-Unis, le fonctionnement des démocraties occidentales et l’emprise des logiques de marché sur les médias d’aujourd’hui.

Plutôt que de se limiter au rôle de dénonciateur, Chomsky s’est imposé comme un pédagogue qui a cherché à doter ses contemporains d’outils de réflexion. Là où certains proposaient des solutions définitives, il favorisait une approche qui permettait aux générations suivantes de développer leurs propres interrogations. Ses écrits trouvent leur place dans des espaces variés, qu’il s’agisse des milieux universitaires, des mouvements sociaux, des bibliothèques ou encore des mobilisations de rue. De cette manière, son œuvre s’est constituée en ressource partagée qui se réinvente sans cesse et qui continue de nourrir des combats liés à la justice sociale, à la critique de la guerre, à la protection de l’environnement et à l’émancipation économique.

Chomsky parle à peine désormais, mais ce silence n’efface pas l’écho qu’il a laissé. Ses livres sont encore lus, ses vidéos visionnées, ses phrases reprises dans les luttes et les débats. Certaines voix continuent de vivre même lorsqu’elles s’éteignent, et Chomsky en fait partie. Son héritage n’est pas seulement une série de textes ou de conférences, il s’inscrit dans la conscience de millions de personnes qu’il a armées d’outils critiques. Il n’est plus seulement un intellectuel affaibli par l’âge et la maladie, il est devenu une manière de voir et de penser, un langage commun de résistance aux illusions de la propagande et aux règles imposées du conformisme.

Il n’a jamais exigé de disciples, mais il a offert à chacun la capacité de tracer son propre chemin. C’est là que réside la force de son héritage. Sa voix se fait aujourd’hui rare, mais c’est parce qu’elle a déjà assez circulé pour appartenir à tous. Ses paroles demeurent dans les salles de cours, dans les manifestations, dans les rayonnages des bibliothèques et surtout dans l’esprit de celles et ceux qui refusent de subir le monde sans le transformer.

Chomsky n’est plus seulement un humain. Il st devenu un langage de résistance.

Jo M. Sekimonyo

By amedee

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