On s’indigne souvent du rôle que jouent la Banque mondiale et le FMI dans les pays du Sud : toujours à faire la morale, à agiter le doigt accusateur, mais curieusement silencieux face aux nations dites développées, pourtant massivement endettées. Pourquoi ce deux poids, deux mesures ? Parce que ces pays n’attendent rien d’eux. Ils avancent, peaufinent, corrigent et réinventent sans cesse leurs politiques publiques, guidés par des données, des modèles éprouvés et des équipes d’experts, même lorsque des politiciens tiennent le volant.
Et nous, en RDC ? Qui devons-nous blâmer quand nous n’avons ni vision, ni colonne vertébrale, ni ambition souveraine ?
Prenons l’actuel ministre des Finances : on peut légitimement se demander s’il existait le moindre indice, avant sa nomination, qu’il possédait l’expertise nécessaire pour élaborer une feuille de route novatrice, ou, à défaut, pour opposer une contre-expertise crédible aux injonctions des institutions de Bretton Woods. À en juger par son parcours, c’est un bon exécutant, un caporal docile. Quant au ministre de l’Économie, il ne cesse de confirmer qu’il n’est, au mieux, qu’un instituteur d’université, certainement pas un intellectuel en économie politique, parfois même un primitif dans le domaine.
Cela dit, on a connu pire aux deux postes. Mais sous le règne du président Tshisekedi, rares sont ceux qui prennent encore la peine de se déguiser en maestro.
Le vrai scandale, c’est notre soumission volontaire
La Banque mondiale n’est pas une secte de sorciers. Elle aligne des profils qu’on retrouve partout ailleurs. Le problème n’est pas qu’elle abuse des pays faibles, mais qu’elle applique, avec méthode, une vision idéologique façonnée par les intérêts occidentaux. Et qui vient en redemander ? Des États affaiblis, incapables de penser leur propre trajectoire. Les dégâts humains ? De simples abstractions. Les résultats ? Des données pour les prochains rapports.
Mais la faute n’est ni à Washington, ni à Bruxelles. Elle est chez nous.
Nos gouvernements ne peuvent se cacher derrière l’ignorance. Les conséquences sont concrètes, visibles, douloureuses. Pourtant, ils continuent à naviguer à vue, sans offrir la moindre alternative, sans oser le moindre projet de rupture. Et le peuple ? Il continue, élection après élection, à remettre son avenir entre les mains d’incompétents, marionnettes d’un syndicat criminel déguisé en système partisan.
Regardez l’hystérie autour du remaniement ministériel en cours. On croirait à un appel au sacrifice, à un sursaut de patriotisme. Mais non : c’est une bousculade vers la mangeoire. Des profils recyclés, sans idées, sans scrupules, prêts à tout — non pas pour servir, mais pour se servir. Ceux qui veulent rester, ceux qu’on plébiscite, tous convoitent les mêmes miettes du pouvoir, pas la responsabilité.
Et pendant ce cirque, les recommandations de la Banque mondiale tournent en boucle, comme un disque rayé. Les mêmes humiliations depuis l’indépendance.
Ce qui manque ? Un débat fondamental sur notre modèle de développement. Comment voulons-nous faire croître notre économie ? Et surtout, pourquoi ne pas enfin la faire fleurir, selon nos ambitions, nos priorités, et nos propres règles du jeu ?
Continuer à mettre l’argent dans l’ascenseur… ou enfin le jeter par la fenêtre ?
Mettre « l’argent dans l’ascenseur », c’est continuer à verser des subventions massives à une poignée d’entreprises, toujours les mêmes, solidement ancrées dans les sphères du pouvoir et déjà confortablement riches. C’est croire qu’en injectant des milliards tout en haut, les miettes finiront peut-être par redescendre ou, dans un élan de naïveté, que cela allégera la misère de tous. Ce modèle nourrit les sommets, mais laisse le pays à genoux.
Rien que pour le secteur pétrolier, plus d’un milliard de dollars ont été alloués au cours des trois dernières années sous forme de compensations absurdes, opaques, déconnectées des besoins réels de la population. Des montants faramineux justifiés au nom de la « stabilité » ou du « soutien au secteur stratégique », mais qui, en vérité, ne produisent ni croissance inclusive, ni transformation structurelle, ni emplois décents. Et ce sont ces mêmes chiffres, creux et complaisants, que l’on brandit ensuite dans des rapports comme preuve de vitalité économique, pourtant, la réalité est autre. À force de vouloir faire monter les puissants dans un ascenseur doré, on laisse tout un pays croupir dans la cage d’escalier sans lumière, sans sortie, sans avenir.
Et si on arrêtait l’hypocrisie ?
Et si, au lieu de faire semblant de stimuler le sommet, on acceptait qu’on jette déjà l’argent par la fenêtre ? Car au moins, le jeter dans la rue, dans le tissu vivant de l’économie populaire, aurait un véritable impact.
Oui, jeter l’argent par la fenêtre, mais vers ceux qui en ont besoin. Je vois les retraités oubliés à qui l’on doit une dignité, vers les enfants malnutris dont les familles achèteraient enfin des produits locaux sur les marchés, vers les travailleurs sous-payés qu’un simple coup de pouce aiderait à payer leur loyer ou l’électricité. Injecter directement de l’argent dans les poches des invisibles, c’est faire tourner les échoppes, les boulangeries, les ateliers, les champs, c’est faire revivre l’économie locale et par le bas. Ce serait du cash, oui, mais un cash qui circule, qui nourrit, qui stabilise, qui crée un véritable multiplicateur, loin des montages financiers qui ne profitent qu’à quelques-uns.
Idéologiquement, je crois fermement que l’argent injecté dans l’économie réelle nourrit un pays. Celui enfermé dans les tours de verre ne fait qu’entretenir l’illusion d’une croissance qui ne descend jamais.
Un autre poison fiscal : l’exonération comme privilège politique
Il est facile pour la Banque mondiale de pointer du doigt les exonérations fiscales en RDC, de les dénoncer comme une dérive économique, voire un scandale budgétaire. Mais la vérité, c’est que ces institutions savent très bien que les exonérations ne sont pas propres au Congo. Partout dans le monde, les gouvernements les utilisent pour récompenser leurs alliés, favoriser leurs réseaux, ou protéger les intérêts des plus influents. La seule différence, c’est que chez nous, le poison est pur et sans filtre.
Ce n’est pas qu’une question de politique économique. C’est une pratique bien rodée de captation de l’État.
Les exonérations fiscales sont devenues une monnaie parallèle, un système de récompense silencieuse entre les coulisses du pouvoir et ceux qui le financent. En RDC, elles ne visent pas à soulager les secteurs vulnérables ni à stimuler la création locale. Elles servent à éclabousser d’or pur les proches du régime, les amis, les parrains politiques, les entreprises de façade qui ne produisent rien mais encaissent tout.
Et pendant qu’on exonère les puissants, ceux qui n’ont rien paient pour tout le monde. Les marchés sont surtaxés, les petites entreprises étouffent, les fonctionnaires mal payés sont prélevés à la source, et les pauvres n’ont aucun répit. Le système fiscal devient ainsi une machine inversée car il ne redistribue pas la richesse, il la concentre. Ce n’est plus un outil de justice, c’est un instrument de sélection sociale.
Alors, non, il ne s’agit pas d’un choix entre aider les pauvres ou aider les riches. Il s’agit de savoir si l’État est au service de ceux qui ne peuvent pas s’aider eux-mêmes, ou au service de ceux qui ont déjà les deux mains dans la caisse. Une exonération bien conçue peut alléger le poids collectif, créer de l’espace pour respirer, produire et vivre. Mais celle qui règne aujourd’hui creuse la tombe d’un État juste et alimente une économie de prédation. C’est comme si l’on refusait de voir l’évidence que l’on ne redresse pas un pays en construisant des passerelles fiscales pour les nantis et des murs pour les autres. On redresse un pays quand la fiscalité devient un levier d’équité, pas un privilège réservé aux initiés du pouvoir.
Jeter l’argent par la fenêtre… oui, mais pas dans le caniveau
Oui, on peut jeter l’argent par la fenêtre. À condition qu’il ne termine pas dans le caniveau des privilèges, mais dans la rue vivante, là où il irrigue les idées, les talents et les possibles. Quand investir dans l’humain devient l’acte le plus subversif et stratégique.
Financer des bourses d’études, des programmes de recherche scientifique, ou même des projets pilotes risqués, c’est peut-être mal vu dans les tableaux d’audit. Mais ailleurs, ce sont justement ces « gaspillages » qui revient en richesse, en innovation, en souveraineté économique et qui ont fait décoller des nations entières. La Corée du Sud l’a fait après la guerre, en inondant ses universités et ses laboratoires d’investissements. L’Allemagne l’a fait pour redevenir une puissance technologique. Même la Chine, longtemps marginalisée, a utilisé la science, l’ingénierie et des politiques de retour au pays pour transformer les « dépenses » en « avantages compétitifs ». Les États-Unis continuent de garder une longueur d’avance simplement parce qu’ils payent pour réfléchir avant d’agir.
Pourquoi ne pas en faire autant ? Plutôt que d’offrir des subventions sans conditions à des entreprises qui recyclent les profits, quand on pourrait payer nos jeunes pour apprendre, innover, construire le pays de demain ? Pourquoi ne pas lancer des stages publics, bien rémunérés, dans les domaines stratégiques tel que l’énergie verte, santé communautaire, logiciels, mécanique, agriculture intelligente ? Pourquoi ne pas lancer des fonds de recherche nationaux pour que l’intelligence congolaise ne soit plus dépendante d’universités étrangères ou d’ONG au financement aléatoire ? Et parfois, jeter l’argent par la fenêtre, c’est ouvrir une brèche vers un futur qu’on ne savait même pas possible. Car il vaut mieux perdre de l’argent en misant sur des idées que de le sacrifier pour préserver des illusions.
Au lieu d’aller quémander, avec les mains vides et, pire, la tête vide, devant les institutions financières internationales nous pourrions faire mieux. Et pour être franc, nous pourrions même faire sans eux. Il suffirait d’oser ruser un peu, non pas pour détourner, mais pour détourner l’ordre établi au profit de notre peuple. Tricher, oui, mais contre le système qui nous étouffe, pas contre notre propre avenir.
Jo M. Sekimonyo
Économiste politique, théoricien, militant des droits des humains et écrivain