Jo SekimonyoJo Sekimonyo

Lorsqu’on analyse les dynamiques des accords récemment signés entre les différents belligérants dans le conflit au Nord-Est de la RDC, il semble que Kigali en sorte avec la part la plus avantageuse. Ces accords lui accordent, de manière à peine déguisée, une forme de compensation stratégique. En parallèle, le président Tshisekedi apparaît comme un homme en position de faiblesse, donnant l’impression de supplier qu’on mette fin à son humiliation sur la scène régionale, tandis que l’AFC-M23 et Kabila piétinent sans retenue ce qu’il lui reste de dignité.

Le constat est plus accablant que jamais. Tshisekedi, qui proclamait avec fermeté qu’il ne tendrait jamais la main à l’AFC-M23, a fini par le faire. De son côté, l’AFC-M23, qui jurait de le renverser, signe aujourd’hui des accords comme si rien ne s’était passé. Kabila, qui nourrissait l’ambition de précipiter sa chute, pourrait désormais cohabiter avec lui jusqu’en 2028, dans une alliance cynique dictée par les circonstances.  Quant à Kagame, il risque de sortir de cette histoire avec une poignée de miettes, incapable de restaurer son image de leader visionnaire à l’échelle internationale, et encore moins celle de panafricaniste auprès d’un continent de plus en plus désabusé. Ce sont des synchronicités amères, où chacun sacrifie une part de sa dignité, et beaucoup de sa crédibilité.

Le Qatar ? Peut-être parviendra-t-il, au mieux, à préserver ses investissements.

Mais les véritables gagnants dans cette affaire sont les États-Unis. Sans engager un seul soldat, sans tirer un seul coup de feu, ils obtiennent un accès stratégique à une part importante des minerais du Congo. Un accord en or, à coût zéro.

Et le perdant ? Le peuple congolais, sans surprise. Ce conflit a englouti d’immenses opportunités économiques, détourné les ressources vers des dépenses militaires stériles, et approfondi les fractures sociales et culturelles. Mais surtout, ce sont des vies congolaises qui ont été gâchées, sacrifiées.

Mais l’heure n’est pas aux lamentations. Le plus grand danger qui nous guette, une fois de plus, c’est la paix elle-même.

Ce que j’hurlais en 2019 :

« Le problème qu’on a dans l’Est, c’est beaucoup plus socio-économique que sécuritaire. Le président Tshisekedi dit qu’on doit neutraliser les groupes armés dans l’Est, je pense que la solution à cette situation passe par la prise en compte des problèmes socio-économiques. Il faut mettre de l’argent dans l’Est du pays dans les programmes de développement, la construction des routes, des hôpitaux. Et ça fera que l’Est soit plus attractif et ça permettra notamment la création d’une nouvelle culture. On fait la guerre tous les jours et la situation ne change pas, je pense qu’on doit investir dans les programmes de développement. » … « On ne peut pas imposer la paix, mais le développement économique peut aider au rétablissement de la paix dans cette partie du pays »

Préparer la paix comme on prépare une guerre

Les guerres ne se perdent pas uniquement par manque de puissance militaire, mais parce que le perdant l’a mal géré ou a été surpassé dans sa gestion. En 2019, j’ai prôné la guerre économique, avec sanctions ciblées, précises, capables d’asphyxier l’économie rwandaise sans verser une seule goutte de sang, tout en écourtant le conflit. L’Ouganda, à une époque, avait appliqué cette méthode contre le Rwanda, et Kagame s’était soudainement transformé en petit garçon modèle, poli, presque timide face à eux, bien loin du chef de guerre impassible et sûr de lui qu’il aime incarner dès qu’il s’agit de la RDC. Kinshasa n’a pas jugé bon d’écouter. Kigali, lui, a parfaitement compris, au point que l’article a été traduit et publié en anglais et en kinyarwanda, et que j’ai été formellement prévenu de ne plus transiter par Kigali pour me rendre à Goma.

Aujourd’hui, nous nous retrouvons, encore une fois, à l’aube d’une nouvelle phase post-conflit, comme si aucune leçon n’avait été tirée des précédentes.

Ce qui distingue les lendemains de la Première et de la Seconde Guerre mondiale, et ce que nous devions retenir de l’Afghanistan ou encore de l’Irak après la guerre, c’est que dans un cas, la guerre a été suivie d’une paix bien structurée, tandis que dans l’autre, l’instabilité persistante est le résultat d’une mauvaise gestion de la paix. La reconstruction de l’Europe a été fondée sur une vision claire, des institutions solides et des investissements massifs. En revanche, l’Afghanistan et l’Irak ont sombré dans le chaos faute d’un véritable plan pour gérer l’après-guerre. Et c’est, de manière flagrante, ce même mal qui gangrène le nord-est de la RDC depuis trois décennies.

Dans cette partie du pays, les accalmies ne sont jamais des paix véritables. Ce sont des trêves toxiques, pleines de frustrations accumulées, de violences latentes, d’injustices structurelles. Et nous échouons systématiquement sur deux fronts : nous ne savons ni préparer la guerre, ni préparer la paix.

Nous risquons à tout moment de retomber dans le même chaos, car l’approche actuelle reste enfermée dans une logique dépassée. On tente d’imposer la paix en multipliant les dialogues intercommunautaires sans lendemain, les comités sans mandat clair, et les appels abstraits à la cohésion, sans jamais leur adosser des leviers concrets ni des ressources réelles.

Il est temps de faire une place à la science. Cela signifie qu’il faut faire appel aux experts dans des domaines clés comme le développement économique, la psychologie et les sciences du comportement. Leur rôle est de concevoir, tester et affiner un véritable écosystème de paix. Un système pensé pour étouffer dès l’origine les moteurs profonds de la violence, en s’attaquant à la fois à la pauvreté extrêmement primitive et à la richesse prédatrice. Ces deux réalités opposées mais complémentaires nourrissent la frustration, attisent la révolte et finissent toujours par semer le chaos.

USA-RDC « deal » : Sauver les meubles en redéfinissant la paix

L’accord entre les États-Unis et la RDC revient, dans les faits, à échanger nos richesses minérales contre une promesse de paix. Une paix monnayée, floue, sans véritable levier de transformation pour les populations. Il est urgent de redéfinir ce que signifie « paix », non pas pour en faire un bénéfice réservé à l’appareil gouvernemental, mais pour qu’elle profite enfin aux Congolais eux-mêmes.

Redéfinir la paix, c’est refuser l’illusion de la stabilité vide. C’est la concevoir comme un levier de développement économique, une dynamique capable de transformer la société et de moderniser la nation. La paix ne doit plus être définie comme simple absence de guerre, mais comme présence active de progrès.

Concrètement, cela signifie que la paix doit se traduire par des infrastructures physiques et numériques modernisées, des transferts de technologie réels, des formations de haut niveau, et une montée en compétence locale. Pas une autre solution « prête à porter », mais un partenariat basé sur le partage de savoir-faire et l’investissement dans le capital humain congolais.

Les États-Unis savent très bien comment faire cela. Ils l’ont déjà fait ailleurs, là où on leur a clairement demandé.

L’Ukraine, par exemple, a déjà réuni plus de 10 milliards de dollars de promesses de financement pour sa reconstruction, avant même la fin du conflit. Parce qu’elle a su formuler une vision.

Là où les élites locales n’ont pas exigé de retours structurants, les partenaires étrangers ne s’imposent OU proposent rien non plus. Ce n’est pas une question de capacité, mais de volonté politique. Cette volonté ne naîtra que si nous, Congolais, redéfinissons nous-mêmes ce que nous attendons d’un accord de paix. Une paix utile. Une paix intelligente. Une paix qui construit.

Plan Jo M. Sekimonyo : Ingénierie sociale de la paix

Aujourd’hui, je reviens avec une feuille de route claire pour gérer la paix comme un système, pas comme un vœu pieux.

Une paix durable passe d’abord par une réorganisation des centres de pouvoir. Il faut briser les anciens équilibres et déplacer les pôles d’influence vers des territoires longtemps négligés. Beni devrait rester la nouvelle capitale provinciale du Nord-Kivu, et Uvira celle du Sud-Kivu, afin de redistribuer les flux d’investissement publique et réorienter l’administration pour créer des nouvelles zones stratégiques. À Walikale, longtemps perçue comme périphérique, on établirait le Conseil économique et social, tandis que Shabunda d’une Commission nationale de stratégie de développement, pour ancrer la transformation dans le territoire même où le conflit a été instrumentalisé.

Mais pour que cette reconfiguration porte réellement ses fruits, il faut un engagement massif en ressources. Pendant deux ans, 50 % du budget national devrait être alloué aux provinces du Nord-Est, constituant ainsi une véritable armada économique capable d’amorcer un changement structurel. À cela doivent s’ajouter des ressources techniques substantielles, notamment en génie civil et militaire, avec pour priorité stratégique le désenclavement de l’Est et sa connexion au reste du pays, en particulier à l’Ouest, par un réseau ferroviaire moderne. Sans cette infrastructure d’intégration nationale, toute promesse de développement resterait partielle, voire illusoire. Pour casser les clivages sociaux et attirer les compétences nationales, il serait nécessaire de doubler le salaire minimum dans cette région, tout en supprimant les taxes locales abusives qui freinent l’activité économique. Il s’agit ici de créer une dynamique d’attractivité et de redistribution.

Cette dynamique de relance devrait également inclure l’expérimentation de programmes de paiements directs aux retraités et anciens combattants, l’octroi de bourses d’études dans les universités et instituts supérieurs de la région, ainsi que la mise en place de cantines scolaires universelles. L’objectif est clair est d’injecter massivement de la liquidité dans l’économie locale, soutenir les couches les plus vulnérables, et reconstruire le contrat social à la base, là où il a été le plus fragilisé par des décennies de conflit et de négligence.

Il faut passer d’une économie de guerre à une économie de paix. Cela signifie transformer les zones de conflit en pôles de production : développer l’agriculture moderne, industrialiser localement les ressources minières, et miser sur l’économie numérique. Les jeunes ne doivent plus être les premières recrues de la violence, mais les premiers artisans du redressement économique et social.

Enfin, cette vision suppose de refonder la gouvernance locale et de réparer le tissu social. Les collectivités doivent avoir un pouvoir réel sur leurs priorités de développement, avec des mécanismes de reddition de comptes ancrés localement. En parallèle, des filets sociaux et fiscaux intelligents devront être instaurés pour garantir un accès équitable aux ressources, réduire les inégalités, et désamorcer les tensions communautaires avant qu’elles ne dégénèrent.

Ceci n’est qu’une version condensée du plan que j’avais déjà rédigé en 2019. Oui, 2019. À l’époque, j’avais pris le soin d’écrire à Vital Kamerhe, alors directeur de cabinet du président, surnommé affectueusement le « Coach ». Je lui avais exposé clairement que l’Nord-Est de la RDC était un baril de poudre, et que la pauvreté structurelle qui y régnait rendait une explosion inévitable. J’insistais sur le fait que seule une approche de développement massif pouvait désamorcer cette situation. Je suppose que ma note a fini à la poubelle.

Toutefois, il faut l’affirmer avec force. Signer des accords n’est qu’un point de départ, et non une solution en soi. Ce dont la RDC a réellement besoin, c’est d’une paix conçue comme un système, une architecture vivante, robuste, ajustable et résiliente. Et donc, le véritable défi aujourd’hui n’est plus simplement d’empêcher que l’on s’égorge ou que l’on se fasse égorger, mais bien de rendre la guerre inutile, non rentable et impraticable pour ceux qui en tirent profit.

Il s’agit aussi de faire de la paix non pas un simple décor, mais un cadre structurant, dans lequel les Congolais puissent, par eux-mêmes, briser le cycle d’humiliation sociale et économique, avant même que l’état et les autres ne prennent leur part. Cela exige une politique assumée de discrimination positive, fondée sur l’investissement massif dans le capital humain moderne, pour créer enfin les conditions d’une paix durable, construite de l’intérieur, par et pour les Congolais.

Au début d’un nouveau cycle d’un conflit qui dure depuis trente ans, Kinshasa avait choisi d’ignorer ma proposition pour gérer la guerre. Espérons qu’il saura, cette fois, prêter attention à celle qui vise à gérer la paix.

Jo M. Sekimonyo

Économiste politique, théoricien, militant des droits des humains et écrivain

By amedee

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