Le franc congolaisLe franc congolais

À tous ceux qui ont des liasses planquées sous le lit, j’annonce que je rachète vos dollars à dix francs congolais, dépêchez-vous, je veux un million et la semaine prochaine mon taux passera à neuf. Mais si vous voulez m’acheter dix dollars, je vous les revends sans hésiter à cinq millions de francs. Pour la cerise sur le gâteau je revends aussi un giga de tous les réseaux à trois dollars ou cinquante mille francs congolais. Je peux le faire sans l’onction ni le dictat de la Banque centrale, simplement parce que le marché parallèle obéit à ses propres règles, d’où son nom de marché noir. Et ma boule de cristal me souffle en prime que la fin du monde est proche, alors dépêchez-vous.

L’absurde saute aux yeux. L’écart entre prix d’achat et prix de vente, devient un gouffre qui enrichit celui qui le manipule sans produire quoi que ce soit. C’est un piège tendu à la rationalité congolaise, un vent guidé par la spéculation plutôt que par l’économie réelle. J’espère que la plaisanterie est comprise, car derrière l’humour se cache une vérité dérangeante.

Notes dispersées

L’Argentine, dépendante du soja et de ses dérivés, a vu un cycle climatique défavorable l’an passé mettre en péril le plan de Milei, avant d’être sauvée par un prêt politique de 20 milliards accordé par Trump. Par contre, le Brésil s’est retrouvé à un moment en difficulté, produisant abondamment mais piégé par un marché intérieur incapable d’absorber sa propre production. Certains pays cherchent à réduire la dépendance en renforçant une croissance plus organique, d’autres s’éloignent progressivement du dollar, ce qui ne manque pas d’irriter Donald Trump.

En RDC, le gouffre est incompréhensible pour toute personne qui visite la RDC pour la première fois qui retire des billets flambant neufs d’un distributeur, comme s’ils sortaient directement d’une imprimerie américaine. Peu de Congolais savent que les banques locales importent des dollars par avion. Plus cocasse encore, certains s’imaginent qu’un fourgon rempli de billets verts parcourt les quartiers pour racheter les francs entassés chez les cambistes afin d’honorer les obligations vis-à-vis de la Banque centrale. Beaucoup ont aussi du mal à comprendre que les réserves de change dites « trois mois d’importations » ne sont pas une caisse à la BCC où les importateurs font la queue pour retirer des dollars. Et qu’il s’agit d’un matelas imposé par le FMI, fixé arbitrairement comme norme internationale.

Au passage, même les mythes rappellent la difficulté d’accepter l’évidence. Dans certaines traditions juives, Lilith fut la première épouse d’Adam, façonnée de la même terre que lui et refusa de se soumettre. Sa rébellion la poussa à quitter l’Éden, laissant ensuite la place à Ève. Comme Lilith, la monnaie congolaise fuit la soumission aux récits officiels.

Ces éléments sont fascinants et feraient briller une conversation, fourni des éléments pour épater des mous, mais ils n’expliquent ni le taux affiché par le cambiste du quartier ni la dollarisation profonde de notre économie. L’économie politique, tout comme les sciences économiques, est une mécanique fine et complexe qui échappe aux slogans simplistes, et c’est justement en mélangeant tout sans discernement que l’on tombe dans les sophismes les plus grossiers.

Les coulisses du dollar en RDC

Avec 10 USD en poche, je pourrais entrer dans une banque et les échanger contre 25 000 FC si le taux officiel est de 2 500. Mais entre la paperasse, l’obligation d’avoir un compte, ma carte d’électeur où je ressemble à gros trou noir et le coût du transport, l’opération vire au casse-tête. Du coup, je vais voir le cambiste du coin, lui, propose 24 000 FC au taux de 2 400. C’est moins, mais c’est immédiat et sans paperasse. C’est pour cette raison que la rue est devenue la référence quotidienne pour la majorité des Congolais.

Maintenant imaginons que la spéculation pousse le dollar à 3 000. La Banque centrale s’agite car cela ternit l’image du président. Elle injecte alors 50 millions USD sur l’interbancaire, un circuit auquel ni toi ni moi n’avons accès, à 2 300. Les banques, gavées de dollars bon marché, revendent ensuite à 2 400. Les cambistes n’ont plus d’issue, car s’ils continuent d’acheter à 3 000 ils perdent immédiatement de l’argent, aucun client ni même une banque discrète n’acceptant de reprendre le 10 USD au-delà de 2 400. Leur appétit s’éteint et le marché se réajuste brutalement.

Le taux du cambiste devrait logiquement être toujours supérieur à celui de la BCC, car il reflète à la fois sa marge qu’il assume. Toutes les Banques centrales publient bien un taux « de référence », « maison », mais elles n’ont pas les réserves nécessaires pour le rendre accessible à tous. Le cambiste, lui, ne revend pas ses dollars à la Banque central ; il les écoule auprès de clients qui n’ont pas accès à l’interbancaire et qui misent souvent sur la faiblesse de la Banque central à tenir son propre taux. Lorsqu’il affiche un prix trop inférieur à celui de la Banque central, le signal devient suspect, car cela peut traduire une manipulation venant même de la Banque central pour des objectifs politiques. Quoi qu’il en soit, le cambiste garde toujours son taux dans une marge de sécurité, assez proche pour éviter d’attirer sur lui la foudre de l’institution monétaire. Le paradoxe de la RDC est qu’il paie tout le temps plus que la BCC, non par générosité ni par la solidité du franc, plutôt une injection constante, massive de fois, de francs par des acteurs suspects ou pressés cherchant à s’en débarrasser et à rafler des devises le plus vite possible.

D’autre part, la vérité est que la BCC peut afficher arbitrairement n’importe quel taux et toujours trouver une justification théorique, sans que personne ne l’en empêche, simplement pour donner l’illusion que le franc congolais a pris du muscle. Si elle place son taux à 2 500 pendant que la rue reste à 2 800, l’écart force les cambistes à ajuster et, petit à petit, c’est la course vers le bas. Les autorités se félicitent alors d’une monnaie plus forte, même si c’est un mirage.

Pour maintenir son illusion, la BCC jette régulièrement de l’argent par la fenêtre en arrosant l’interbancaire avec des dollars issus des exportations minières, des prêts du FMI ou d’avances privées, alors que ces ressources devraient plutôt nourrir la croissance réelle de l’économie. Le gouvernement, en rajoutant à la farce, ne devrait pas payer salaires ou contrats en devises dans l’unique but d’éviter un effet de choc et de préserver l’illusion que le franc reprend de la force. Ce genre de feu d’artifice budgétaire éblouit un instant, puis laisse le pays dans le noir, tandis que la monnaie nationale reste fragile et entièrement dépendante de perfusions artificielles.

Ceci pour dire que le franc congolais a mille terrains de vérité mais le seul qui compte reste celui de la rue, où le cambiste, manipulateur ou manipulé, demeure l’arbitre réel du prix de la vie.

Ces confusions théâtrales rendent facile pour des enseignants d’institutions supérieures improvisés, des charlatans en costume ou des opposants en quête de sorties mordantes, tous ces tiktokeurs brevetés en sciences économiques, face à des supporters du régime en quête d’une « bonne nouvelle », même fauchée jusqu’à la moelle épinière, de transformer chaque frisson du franc et l’analphabétisme économique ambiant en un aboiement collectif. Derrière ce tumulte, une question persiste, le véritable pyromane ne serait-il pas le Président lui-même ?

La vitrine

J’étais au stade le jour où le président a prêté serment, une cérémonie qui évoquait davantage l’apparat d’une intronisation monarchique que la solennité d’une investiture républicaine. La foule, chauffée à blanc, scandait autour du taux du dollar, et le président, fidèle à son registre populiste, choisit de flatter cette ferveur en promettant une baisse de la devise et un soulagement pour le panier de la ménagère. Les cris de joie qui ont suivi ont donné l’illusion d’une victoire nationale, mais pour les âmes modernes, tout cela ressemblait à une caricature de débat public. L’ambassadeur des États-Unis, sans doute gêné par la pauvreté des émotions, a même tenté de quitter la salle avant d’être retenu par le protocole. Ce moment aurait pu être l’occasion d’élever la qualité du contrat social, de recadrer la foule en parlant de SMIG, de bourses d’études, de mécanismes de crédit et de prêts productifs, bref d’esquisser la vision d’un écosystème où chacun pourrait améliorer lui-même ses conditions de vie. Mais l’absence de perspective moderne a prévalu.

Il faut dire que M. Modeste Mutinga Mutuishayi, patron du Potentiel, se trompait en affirmant que Félix Tshisekedi est trop lent à prendre des décisions critiques ; le problème n’est pas l’hésitation mais la dispersion. Chaque conseil des ministres ouvre un nouveau front et chaque discours détourne l’attention vers un thème sans suite ni cohérence. Quant à la guerre au nord-est, tantôt on menace de « cogner » durement, tantôt on annonce que le Rwanda paiera un prix élevé, tantôt on joue à la guitare « l’arrangement à l’africaine ». Les ministres semblent obsédés par l’idée d’épater le président en lui fournissant des cartes à hypnotiser le grand public. La cheffe du gouvernement n’arrange rien, passant du rôle de perruque du boss à celui de perruche, réduite à refléter les humeurs du chef plutôt qu’à gouverner. Et maintenant ca commence se tirer dessus. Muzito s’ennuie au Budget tandis que son confrère à l’Économie et la BCC se disputent le mérite d’une prétendue recette miracle contre le dollar pendant que en huit mois, les dépenses ont dérapé de 3 milliards. En fait, l’inflation a reculé mais au prix d’un effondrement de l’investissement privé.

Et c’est là que le contraste devient insoutenable. On célèbre d’avoir « maîtrisé » le dollar alors que le chômage des jeunes reste aussi explosif que le train de vie des membres de l’exécutif et des patrons des institutions et entreprises publiques. Des foules de travailleurs sous-employés applaudissent tandis que le SMIG demeure dérisoire face au coût réel de la vie, pendant que ceux censés défendre leurs droits se préoccupent d’abord d’eux-mêmes et utilisent leur pouvoir, se lamentant de ne pas pouvoir vivre avec 5 000 USD par mois. On exhibe des chiffres budgétaires alors que l’indice de capital humain classe la RDC parmi les derniers au monde. Le pouvoir se vante de victoires techniques pendant que la population endure l’échec quotidien de l’emploi précaire, de la sous-rémunération et de la pauvreté éducative. La vérité est que les fanfares cherchent à afficher une vitrine de Zamunda, mais derrière la façade, la maison brûle. Et ceux qui brûlent dansent à fond au rythme de Fally Ipupa, preuve que, s’il existe un enfer, le coin des Congolais ne risque pas d’être ennuyeux.

L’habitude intellectuelle la plus tenace : offrir des solutions

J’ai déjà suffisamment hurlé sur l’urgence de commencer par dédollariser le secteur public. Mais une jeune dame brillante, qui ne cesse de narguer sur Facebook avec des questions du genre politique économique et rêvant de diriger un jour la Banque centrale, m’a lancé un défi : « que faire après ? » Avec plus de 90 % des dépôts bancaires libellés en dollars, il est clair que notre économie reste prisonnière d’une monnaie qui n’est pas la nôtre. La Banque centrale ne peut ni faire disparaître le marché noir ni encadrer cette masse monétaire sans casser de la porcelaine, surtout lorsqu’elle s’égare dans des exhibitions populistes dont le pays n’a nul besoin. Pourtant, en travaillant sur l’accès, la confiance, l’utilité et l’innovation, elle pourrait réellement transformer le quotidien des Congolais.

La vérité est simple ; le franc congolais peut devenir fort, mais tant qu’il n’est pas accessible, il reste inutile. Favoriser l’implantation de banques à capital congolais prendra du temps. En revanche, comme je l’ai déjà soutenu dans une pétition adressée à l’Assemblée nationale, libérer l’innovation congolaise dans les paiements mobiles, tout en détruisant l’emprise des opérateurs de télécommunications, constituent des pas décisifs, immédiats et à la portée du pays. Mosolo pourrait devenir la colonne vertébrale technique et réglementaire de cette transformation.

Mais une monnaie n’a de valeur que si les citoyens lui font confiance. Or, plus de 60 % des Congolais disent ne pas croire à la solidité de leurs banques. L’instauration d’une assurance dépôts crédible, même dans un contexte d’inflation supérieure à 10 % par an, avec une couverture réaliste autour de l’équivalent de 50 000 USD par compte en francs congolais, protégerait les épargnants et constituerait un puissant incitant à épargner en CDF plutôt qu’en USD. La confiance est le ciment de tout système monétaire ; sans elle, même les réformes les plus ambitieuses finissent par s’écrouler.

Pour que la monnaie nationale cesse d’être un mirage et devienne un outil, elle doit servir à bâtir des vies. Moins de 2 % des Congolais accèdent aujourd’hui à un crédit hypothécaire. Un programme de prêts en francs congolais pour primo-accédants, garanti en partie par la Banque centrale, donnerait une utilité immédiate à notre devise. En ciblant des logements modestes, entre dix et cinquante mille dollars, on couperait court à la spéculation immobilière. Offerts à taux fixe et de longue durée, sécurisés par le rabais d’obligations fiscales accordé aux banques qui octroient ces crédits, ces prêts transformeraient le franc en moteur de boom économique et en filet social pour les familles.

Les envois de fonds de la diaspora dépassent largement le milliard de dollars. Ce flux pourrait être capté par des obligations émises en devises dont les coupons seraient réglés en francs congolais, semestriellement et au taux du marché, afin de prendre soin des familles de la diaspora restées au pays. Une telle innovation, jamais expérimentée ailleurs, pourrait même s’accompagner d’un élan de patriotisme si ces ressources étaient orientées vers des projets productifs et vérifiables comme le grand barrage Inga, les corridors agricoles ou les infrastructures essentielles. Ainsi, la diaspora deviendrait un pilier durable de la stabilité économique.

Le mérite et l’échéance

Chaque voix experte, même reprise sans attribution, trouble le sommeil des dirigeants et fissure le vernis des illusions. Le pouvoir préfère réagir plutôt que répondre, improviser plutôt qu’assumer. Pourtant, la vérité finit toujours par circuler, portée par ceux qui persistent à analyser, dénoncer et informer. Et si le président choisissait enfin de devenir le maestro, au lieu de persister à jouer les magiciens pour le temps qui lui reste de ce dernier mandat sous les applaudissements des inconscients et des vieux prédateurs, les fleurs reviendraient à ceux qui refusent de se taire, plutôt qu’à ceux qui cherchent à paraître importants au lieu d’être réellement utiles au bien commun.

J’espère que ceci n’allumera pas une autre bagarre à la gauloise.

Jo M. Sekimonyo

Économiste politique, théoricien, militant des droits des humains, écrivain et chancelier de l’Université Lumumba.

By amedee

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